[Critique] L'EXORCISTE (1973/1974) de William Friedkin

Évaluation du dossier : 5/5 [♥♥♥]

Suite à la découverte d'une figurine du démon Pazuzu en Irak, le Père Merrin s'inquiète de phénomènes étranges dont il est témoin, annonciateurs de quelque chose de maléfique. À Washington, l'actrice Chris MacNeil est réveillée par des grattements mystérieux provenant du grenier de sa maison tandis que sa fille Regan se plaint que son lit bouge. Bientôt, l'adolescente trouble une réception organisée par sa mère en proférant des menaces de mort à l'encontre du réalisateur Burke Dennings puis en urinant sur le tapis. C'est le début d'une lente et terrible transformation pour Regan en proie à ce qui semble être une possession démoniaque...


S'il est inutile de revenir sur le statut d’œuvre culte de L'Exorciste, il n'est pas non plus nécessaire de rappeler le battage médiatique qui accompagna sa sortie (évanouissements et malaises lors des projections, accidents et décès à la pelle durant la production...), ni l'influence que le film a eu sur l'émergence de l'horreur dans la culture populaire.

À sa sortie, peu le savent, mais L'Exorciste fera figure de sésame qui ouvrira définitivement les portes des grands studios américains au genre. L'horreur graphique va se démocratiser en salles et des films comme Damien, La malédiction, Carrie ou encore Amityville vont s'engager dans le sillon fraichement tracé par le succès de Friedkin... Pas étonnant dans ces conditions, que L'Exorciste soit régulièrement cité comme l'un des plus grands films d'horreur de tous les temps. Mais c'est aussi parce que William Friedkin, cinéaste du réel, aussi intransigeant qu'indomptable, prend le temps nécessaire pour donner de l'épaisseur à son sujet. Il présente les personnages, leurs névroses, leur fragilité, leurs contradictions et enclenche les situations pour qu'au bout d'une quarantaine de minutes, une fois les enjeux posés et les hostilités lancées, le public ait suffisamment mordu à l'hameçon pour être plongé au cœur de l'horreur.


Dans son roman homonyme publié en 1971, William Peter Blatty s'inspire du cas réel de Robbie Mannheim, un jeune garçon dont l'histoire sera racontée plus tard dans le très honorable téléfilm de Steven E. De Souza "Exorcism" et dans le documentaire "The Exorcist Files", s'offrant toutefois la liberté de transformer son jeune protagoniste en héroïne. Après être passé entre les mains de Hitchcock, Kubrick et même Boorman – qui réalisera sa suite – le scénario finit par atterrir sur le bureau d'un William Friedkin alors tout juste auréolé de succès avec French Connection. Le choix du studio s'avérera judicieux puisque la démarche "cinéma vérité" accentue évidemment le côté réaliste de l'œuvre, mais surtout l'entraîne dans une approche jusqu’au-boutiste aussi dérangeante que jubilatoire, quitte à flirter parfois avec le sensationnalisme.

Depuis la genèse du mal fixée en Irak dans une terre ancestrale à forte connotation spirituelle et religieuse jusqu'à sa mise en scène proche du documentaire avec ses plans de caméra portée, Friedkin ne triche pas. Ni dans la description et l'évolution du mal qui s'empare de Regan, victime des assauts d'un démon sans pitié côté religion, ni dans la batterie de tests éprouvants que la science lui fait subir pour tenter de la soigner. Cette même science qui bientôt, se déclarant impuissante, conseillera à la maman désemparée de se tourner en dernier recours vers l'église.


Malheureusement les choses sont toutes aussi délicates côté église. Le père Merrin, interprété par un Max von Sydow (Le Bazaar de l'épouvante, Wolfman, Shutter Island) vieilli pour l'occasion, est en charge de l'exorcisme, bien que très affaibli par son âge et sa santé précaire probablement précipitée par sa découverte en Irak. Les choses ne sont pas mieux pour son assistant à la foi vacillante, le père Karras, joué par le nouveau venu Jason Miller (L'Exorciste : la suite, Trance), en pleine crise existentielle depuis la mort dramatique de sa mère dont il peine à se déculpabiliser. Les hommes de Dieu apparaissent donc aussi fragilisés voire marqués par les affres de la vie que Regan est rongée par les assauts démoniaques. Et ce n'est ici qu'un échantillon du riche potentiel thématique de L'Exorciste, contrebalancé par une violence sans fard ; Friedkin proposant une imagerie du mal et de la possession complètement marginale à l'époque, de par sa crudité propre à éveiller le courroux de dame censure.

Niveau adrénomètre, la tension ne tarde pas à faire son apparition. Et la grande force de L'Exorciste est de manier les mécanismes de la peur avec brio dans ce qu'il ne montre pas, comme ces bruits non identifiés dans le grenier ou encore les cris de Regan perçus depuis l'extérieur de sa chambre... En se réappropriant les vieilles recettes du genre il crée le malaise et va puiser les peurs les plus profondes en chacun des spectateurs. Elles s’infiltrent aussi insidieusement dans les zones d'ombres, les non-dits : qui a déposé le chapelet trouvé par Chris à proximité de Regan ? Quelle  chose mystérieuse le prêtre pense devoir accomplir alors qu'il est en Irak ? Sans oublier les choix musicaux retenus pour un score qui suggère à merveille l'effroyable épreuve traversée par les personnages.  On y retrouve cette maîtrise de l'art de la dissonance initiée par Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock sur Psychose, reprise bien des années plus tard dans Insidious et sa bande originale glaçante signée Joseph Bishara.


Après avoir bien mis son public sous tension, Friedkin l'achève en lui montrant "l'inmontrable" la scène du crucifix et terrifie le spectateur autant avec ce qu'il montre la séquence de l’araignée est à ce titre redoutable tout comme celle du lit gesticulant ou les apparitions subliminales. Étrangement, les séquences durant lesquelles nous partageons les pénibles examens médicaux de Regan sont presque aussi perturbantes que les signes de possession démoniaque. Pour ces dernières, les maquillages de Dick Smith sont déterminants et apportent ce qu'il faut de crédibilité aux manifestations du démon sur le corps de l'enfant. Jusqu'à cette dernière demi-heure éprouvante durant laquelle le père Merrin aidé du père Karras va tenter un ultime combat face au démon. Le constat est sans appel : il est rare que des films de plus de 40 ans fassent encore vraiment peur aujourd'hui et en la matière, L'Exorciste est un cas à part.

Alors ? Histoire d'une petite fille modèle mal engagée dans une adolescence destructrice ? Énième combat entre le bien le mal à l'issue duquel personne ne gagne ni ne perd jamais vraiment ? Prosélytisme religieux qui prône la supériorité des soins de l'âme face à ceux d'une médecine ici presque aussi barbare que les symptômes et au final complètement impuissante ? Témoignage d'impuissance face au cancer d'un enfant condamné par une médecine limitée ? Les pistes demeurent nombreuses et se constituent selon les sensibilités de chacun. Elles se sont d'ailleurs vues multipliées lors de la sortie de la version director's cut en 2001.


En effet, cette nouvelle copie, restaurée pour l'occasion, connaît quelques modifications souvent décriées, alors qu'elle se recentre davantage sur les intentions du roman. Et s'il est difficile de voir dénaturée en partie une œuvre à laquelle on s'est attaché, difficile de ne pas frissonner devant l'effrayante scène de l’araignée, symbole fort supplémentaire de l'intrusion de l'horreur au cœur du quotidien, sans oublier les apparitions subliminales ajoutées du démon qui renforcent l'oppressant sentiment d'omniprésence bien longtemps après le visionnage. L'insertion d'une séquence d'examens médicaux rend quant à elle la situation encore plus anxiogène et vient cristalliser les limites d'une science montrée presque aussi barbare que puisse être le démon qui possède Regan.

Au-delà des attaques, parfois véhémentes, dont cette version à fait l'objet, Friedkin, influencé par son ami Blatty, a surtout voulu dissiper un malentendu de taille sur les intentions du film et notamment sa conclusion que beaucoup interprétaient jusqu'alors comme la victoire du mal sur le bien. En jouant sur les plans d'ouverture et final, au son de l'appel à la prière, il réintègre la dimension religieuse du roman qui s'était étiolée dans la version filmée. On retient donc dans cette variation le pouvoir de l'ultime sacrifice des hommes de foi pour sauver la jeune fille. Peut-être un moyen aussi, un peu tard certes, d'assagir la frange "croyante" du public profondément choquée et qui, pour une partie, avait été jusqu'à proférer des menaces de mort envers Linda Blair contrainte d'être protégée par la police durant plusieurs mois.

Grande œuvre de cinéma et film charnière dans l'histoire de l'horreur moderne puisqu'il va populariser le genre auprès du grand public, L'Exorciste rencontrera un succès phénoménal et sa rentabilité sera telle que les producteurs et les studios miseront des budgets plus conséquents sur l'horreur. Friedkin illustre avec génie l'éternel combat du bien contre le mal et inscrit son travail, comme beaucoup d'autres lors de cette décennie et une partie de la suivante (La Dernière maison sur la gauche, Massacre à la tronçonneuse, Evil Dead...), dans une véritable démarche jusqu’au-boutiste. Un cinéma sans concession, malheureusement devenu rare aujourd’hui, pour un coup de génie tel qu'aucun film d'exorcisme ne sera jamais parvenu à l'égaler.
N.T.



EN BREF
titre original : The Exorcist
pays d'origine : États-Unis
budget : 8 000 000 $
année de production : 1973
date de sortie française : 11 septembre 1974 - reprise le 14 mars 2001
durée : 122 minutes - 132 minutes (director's cut)
adrénomètre : ♥♥♥
 note globale : 5/5

† EXORCISME
▲ Violent et flippant
▲ Réalisation impeccable
▲ Toujours inégalé

- DÉMYSTIFICATION -
▼ Prend son temps avant d'entrer dans le vif du sujet
▼ Des intrigues non résolues
▼ Fixe la barre trop haute pour ses ersatz

LE FLIP
La séquence dite de "l’araignée"

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