[Critique] INSENSIBLES (2012) de Juan Carlos Medina + Dossier : Entre franquisme et censure

ADRÉNOMÈTRE   
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À la veille de la guerre civile espagnole, un groupe d’enfants insensibles à la douleur est interné dans un hôpital au cœur des Pyrénées. De nos jours, David Martel, brillant neurochirurgien, doit retrouver ses parents biologiques pour procéder à une greffe indispensable à sa survie. Dans cette quête vitale, il va ranimer les fantômes de son pays et se confronter au funeste destin des enfants insensibles.

L'idée de développer un récit autour d’une maladie rarissime telle l’insensibilité congénitale à la douleur, ouvre des horizons scénaristiques épatants.
Si certains auraient pu songer à pondre quelque chose qui se rapproche du film de super-héros (après tout c'est la mode), Juan Carlos Medina, nouveau venu dans le monde du long-métrage, décide de faire des parias de ses jeunes victimes et surtout, de donner un sens à leur chemin de croix, qui va résonner avec l’Histoire espagnol au siècle dernier. 

Le film se concentre sur deux véritables traumatismes qui vont plonger le pays dans ses heures les plus sombres. Soit la guerre civile des années trente qui va déboucher sur  un franquisme sauvage. Pour rappel, le gaillard avait profité de la confusion politique ambiante pour s’autoproclamer chef de l’Etat s’érigeant, à grand coup de propagande, en défenseur de l’espoir chrétien face au matérialisme marxiste. Une situation qui allait, non seulement réduire au silence l’autre camp, mais également le mettre à genou puisque condamné dès lors à la répression, à l’exil et à de nombreuses exécutions sommaires. Une situation tragique aggravée par la montée du fascisme, puis l’arrivée d’Hitler. Voici en gros la genèse de cette période difficile traversées par l'Espagne, que le film Insensibles refuse de laisser tomber dans l’oubli.


En plus de la réalisation, Juan Carlos Medina signe le scénario du film aux côtés de Luiso Berdejo, un maillon important dans le renouveau du cinéma horrifique ibérique, puisqu’il sera associé à des postes similaires sur [Rec] ou encore [Rec]3 Genesis. L’équipe du film accueille d’autre noms confirmés comme François Cognard à la production, collaborateur du magazine culte Starfix, initiateur des Bee Movie, dont Maléfiques et Un Jeu d’Enfants seront les maillons forts au sein d’un catalogue inégale. Côté musique, on retrouve une autre pointure en la personne de Johan Söderqvist qui avait déjà  largement démontré l’étendue de ses talents de compositeurs sur le film Morse.

Juan Carlos Medina choisit d’aborder la maladie sous l’angle réaliste. Soit celui du danger qu’elle constitue pour les personnes atteintes, dont le décès intervient souvent prématurément suite à leurs multiples blessures. Deux éléments majeurs viennent en accentuer la dimension tragique : le contexte historique pénible pour une Espagne déchirée, et le choix d’infliger la maladie à des enfants. S’ils incarnent les victimes innocentes d’un traitement fou et inhumain – ils sont arrachés à leurs parents et isolés pour leur propre sécurité et celle de leur entourage –, on réalise bientôt que leur existence prend tout son sens dans l’Histoire et le présent de l’Espagne. Enfermés, arrachés à leurs racines, isolés, emmurés, ils représentent ce passé terrible et douloureux que l'on voudrait anéantir, ne serait-ce pour certain, parce qu’ils y ont joué le mauvais rôle. Ces êtres insensibles incarnent ces horreurs de la guerre que l’on veut oublier, et le film de Medina oriente inévitablement son sujet vers les problématiques du devoir de mémoire. Réveiller un passé douloureux au risque d’en souffrir, est-il pire que tout ensevelir dans le silence, jusqu’à devenir insensible à cette douleur, au risque de voir la tragédie se répéter ? Le résultat, on le constate à l’écran dans les destins croisés de David, à la recherche des ses racine et celui du petit Benigno, un innocent qui va plonger dans l’horreur. Après avoir été sujet d’étude auprès des médecins chercheurs, il va grandir dans un environnement clos et violent jusqu’à être récupéré par les milices fascistes et franquistes, préposé au rôle de tortionnaire.


A contrario du perfectible, Les Disparus de Paco Cabezas, un film aux intentions de devoir de mémoire similaires du côté argentin, le pari Insensibles est réussit grâce à un scénario original, cohérent, dont la radicali du propos et la liberté de ton ne sont pas sans rappeler notre Pascal Laugier national. La réalisation est soignée, brillante et laisse parfois échapper une certaine poésie au sein d’un contexte sombre qui évoque Le Labyrinthe de Pan ou L’Echine du Diable de Guillermo Del Toro. Tout comme lui, Juan Carlos Medina nous fait vibrer et nous rapproche toujours un peu plus de l’histoire de nos voisins Espagnols. Et un film qui rapproche les peuples de cette manière ne peut pas être foncièrement mauvais...

Étrangement, Insensibles rappelle, formellement, une autre œuvre qui n’a cependant rien a voir avec l'univers du film, hormis, l’idée de quête, poursuivie par David, le personnage principal de la partie « présent » de l'histoire. Il s’agit du jeu vidéo Heavy Rain de David Cage. D’abord la ressemblance physique entre les deux héros est réellement frappante, ensuite certains mouvements de caméra, principalement subjectifs lors de la séquence de l’hôpital au début, renvoient à l’expérience vidéo-ludique interactive de Cage. Enfin, on retrouve dans le jeu une scène similaire, lorsque David, à la recherche de ses parents, est filmé alors qu’il parcourt un conduit étroit en rampant dans l'obscurité. Influence inconsciente ou coïncidence ? En tout cas, il est toujours intéressant de constater à quel point les deux médias entretiennent aujourd’hui d’étroites relations en termes de contenu.

Alors certes on peut chipoter, s'interroger sur la présence de potentielles incohérences, la raison pour laquelle tous ces enfants atteints d'une maladie rare se trouvent au même endroit, au même moment, ou encore ce trou dans la cellule que personne ne semble remarquer… sauf que le propos d'Insensibles est définitivement ailleurs et tout cela n’a pas vraiment d’importance au vu de la thématique du film.

 
Insensibles est un film intelligent, touchant (sensible ?), remarquablement réalisé. Autour d’un secret qui finit par exploser, il traite de sujets universels comme la filiation et le devoir de mémoire. Autre point positif pour les non Espagnols, c'est que, comme les films de Del Toro, il crée une passerelle avec une histoire qui n'est pas la nôtre, mais qui étrangement, le devient presque une fois qu'on en prend toute la mesure. D’ailleurs, difficile en France de ne pas faire résonner sa métaphore avec le sort méprisant que lui a fait subir la censure, puis les exploitants lors de sa sortie en salles. Cette  volonté tout à fait nauséabonde de réduire un film difficile sous silence, c’est un peu un chapitre tout aussi pénible de l’Histoire espagnol qu’on essaye de bâillonner. Une vraie destinée d’insensibles pour Insensibles ?  Quoi qui l’en soit, cette première œuvre de Juan Carlos Medina est pleine de promesses quant à la carrière du cinéaste. Mieux, elle porte en elle l'étoffe des classiques et avec le temps, se fera sans doute une bonne place, dans le cœur des cinéphiles.
N.T.


EN BREF
titre original : Insensibles
titre international : Painless
pays d'origine : Espagne/France/Portugal
année de production : 2012
budget : 4 000 000 €
date de sortie française : 10 octobre 2012
durée : 105 minutes 
adrénomètre : ♠
note globale : 4.5/5

† HANTISE
▲ Réalisation remarquable
▲ Scénario dense
▲ Excellent casting

 -  DÉMYSTIFICATION -
▼ Petites facilités scénaristiques
▼ Rythme assez lent
▼ Sortie trop confidentielle !

LE FLIP
Insensibles diffusé dans 17 salles le jour de sa sortie sur près de 5500...

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Les Disparus
Incassable
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DOSSIER TERREURVISION :


Insensibles en France : entre franquisme et censure...
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(Archive du 10 octobre 2012)

Exceptionnellement, le site déroge à sa règle de conduite : nous ne parlerons ici ni des qualités, ni des défauts du film de Juan Carlos Medina, puisqu'on ne l'a  pas vu ! Et ce, pour la simple et bonne raison qu'Insensibles, pourtant médiatisé, ayant reçu des avis plutôt favorables de la critique, est resté invisible partout sauf dans 17 salles (sur environ 5500) le jour de sa sortie nationale sur notre territoire. Alors, scandale ? Oui plutôt, surtout lorsque l'on commence à s'interroger sur les raisons de cette situation rare mais extrêmement désagréable pour les cinéphiles qui attendaient ce film comme LA sortie de la semaine, voire du mois.
 
Ceux-là même qui ne trouveront comme unique consolation, que le dernier Meryl Streep à aller voir avec mémère et pépère, pour ceux qui en ont encore, ou pire un truc du genre Clochette et le secret des fées si papi et mamie sont dans leur phase "Neverland"...

Au rayon des réactions, l'indignation est évidemment à l'ordre du jour pour ceux qui n'ont pas la chance de se trouver à proximité des rares salles qui proposent le film à l'affiche. Par exemple, dans la partie nord-est du pays, ni Dijon et son majestueux Cap Vert, ni Besançon et son fier Mégarama, ni aucune autre salle d'ailleurs, à moins de descendre jusqu'à Lyon, n'ont eu la présence d'esprit de songer un instant à leur public cinéphile. Une honte ! À croire (non, c'est sûr !) que le nombre de menus pop-corn vendus 37 euros pièces (ou presque) les passionne bien plus que la qualité des métrages qu'ils proposent à leur public. Quoi ? Les spectateurs seraient alors traités comme de simples moutons qui viennent paître gentiment ce qu'on leur donne à becter ?


D'après le réalisateur Juan Carlos Medina, cette distribution confidentielle découle directement d'une interdiction aux moins de 16 ans décernée fièrement par la commission de classification des œuvres cinématographiques. Un comité largement influencé par les groupes de pression (mais faut pas le dire, sinon couic !), qui a aussi la réputation étrangement tenace de "favoriser" les grands studios au détriment des petites productions, souvent plus (trop ?) intelligentes. Toujours est-il que la conséquence directe à cette décision est la frilosité de salles de cinéma qui n'ont plus aucun autre objectif que faire du chiffre, au détriment de la qualité, au risque de nous faire passer pour des bouffeurs de péloches aseptisées, insipides et sans-âmes. D'autre part, certains exploitants n'hésitent d'ailleurs pas à justifier leur impasse de manière carrément scandaleuse "Les films interdits aux moins de 16 ans, ça attire la racaille", témoignent certains internautes qui les ont interrogés, faute de voir le film à l'affiche, le jour de sa sortie. En tout cas, le constat est sans appel et comme d'habitude, le couperet - 16 ans de la mère censure condamne ses victimes à une sortie sinon technique, au moins confidentielle, les complexes ayant pris le pouvoir au détriment des regrettées petites salles -réellement- indépendantes.

À partir de là, on peut aussi s'interroger sur l'esprit culturel français, ou sur cette politique exclusivement commerciale et réellement méprisante adoptée par la plupart des exploitants de salles. " Le choix est simple pour le réalisateur de films de genre : fais de la comédie ou casse-toi !", confiait par ailleurs le réalisateur Juan Carlos Medina, en colère mais peu surpris par son sort : "En France c'est le règne du cinéma pasteurisé !" s'indigne-t-il. Et on le serait à moins, d'autant qu'à titre de comparaison, 200 à 300 copies sont d'ores et déjà programmées chez nos voisins espagnols qui disposent quant à eux d'un parc d'environ 4000 salles...

Quoiqu'il en soit, aujourd'hui, à l'ère du numérique, ce type de problème n'encourage pas la lutte contre le téléchargement sauvage, n'en déplaise à M. Hadopi.  Non seulement aucune solution (à par l'interdiction d'Internet) n'empêchera jamais l'échange de ce type de fichier, mais condamner un film à ne pas suivre son circuit de distribution normal, à commencer par les salles de cinéma, qu'est-ce que c'est sinon encourager le piratage ?

Pas question que le cinéma de genre fasse de l'ombre à "Clochette et le secret des fées"...

Alors verra-t-on Insensibles en salles la semaine prochaine ? "Si les gens se ruent voir le film au cinéma, les distributeurs feront d'autres copies et les salles seront obligées de suivre, confie encore le réalisateur. Avec peut-être un scénario à la "Pour une Poignée de Dollars" de Sergio Leone, un film également sorti en catimini à son époque, car les exploitants n'en voulaient pas..."

C'est bien là tout le mal qu'on lui souhaite... En tout cas reste pour nous le goût amer d'une sortie pitoyable, et l'impossibilité de visionner un métrage qui avait l'air d'une petite bombe (enfin sauf pour Télérama évidemment, ce qui ne doit pas être loin d'en faire un chef-d’œuvre), bien plus intelligente et artistiquement viable que les trucs décérébrés qui passent insidieusement entre les mailles de dame censure ! Car oui, il existe encore des réalisateurs burnés, des créateurs qui ont des choses à dire et y mettent les formes sans trop se demander ce que mémère et pèpère veulent regarder pour accompagner leur menu pop-corn. Et le cas Insensibles fait désormais émerger une question essentielle : existe-t-il encore aujourd'hui des salles de cinéma en France ? Apparemment pas plus de 17 en tout cas...
 
Loin de céder à la fatalité, -l'idée est surtout de rendre compte sans courber l'échine-, le rendez-vous est d'ores et déjà pris pour la semaine prochaine, et ceux qui ont la chance de voir Insensibles programmé près de chez eux, sont priés d'y aller quatre ou cinq fois chacun pour que d'autres puissent le voir à leur tour, ailleurs... Car oui, le circuit du cinéma français en est là, à se pavaner dans un système vicieux, débile et, paradoxalement, alambiqué, que n'aurait pas renié notre cher Kafka...
N.T.

Un grand merci à Juan Carlos Medina pour sa disponibilité.




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