Évaluation du dossier : 5/5 [♠]
Un enfant disparu lance quatre familles dans une quête éperdue pour trouver des réponses. La chasse au coupable fait émerger les péchés et les secrets d'une petite ville.
Pliée en 3 saisons, Dark donne une leçon de scénario (et de physique quantique), s’affiche comme une des meilleures séries estampillées Netflix et revoie, corrige et enterre une fois pour toutes le mythe du voyage dans le temps.
Il flotte un parfum de Twin Peaks sur la petite bourgade de Winden perdue au cœur de la campagne allemande, et toile de fond de Dark, polar métaphysique s’il en est, dans tous les sens du qualificatif. Bienvenue à Winden, sa forêt environnante à perte de vue, ses disparitions inexpliquées, ses flics, sa bande d’ados, sa centrale nucléaire principale pourvoyeuse d’emplois et… ses grottes. Même si, à l’inverse de la série culte de David Lynch, les personnages n’ont rien d’extravagant ou de déviant, mystères, secrets et mensonges suintent au fil de la première saison. Au cœur de la ville, véritable figure avec ses lieux emblématiques, c’est toute la communauté qui se débat sous la chape d’une menace souterraine.
L’intrigue peut à tout moment emprunter différents chemins, complot politico-industriel, affaires de mœurs ou de trafics de stupéfiants, voire fable écolo ou tout à la fois. En parallèle, rationalité et logique prennent bientôt du plomb dans l’aile, malaise et étrangetés ne tardent pas à faire tache d’huile. En prime de cette première saison, une ultime scène propulse la série de façon imparable dans la saison suivante et, par là même, dans la division supérieure.
La force de Dark réside dans sa capacité à doser attente et curiosité, et avancer au bon tempo. Les trois saisons évoluent dans un crescendo exponentiel jaugé au gramme près en surprises, tension, violence et rythme, exigeant du spectateur une attention croissante, proportionnelle à l’addiction suscitée. Dès les premiers épisodes, inutile d’espérer plonger dans l’univers de Winden et son arborescence chorale d’individus pendant une corvée de vaisselle. À partir de la saison 2, il est déconseillé de détourner plus d’une seconde les yeux de l’écran. Pour la saison 3, mieux vaut éviter de battre des paupières.
On ne divulgue rien si on rapporte que Dark est une série fantastique sur fond de voyage dans le temps. Mais on n’en dévoilera pas beaucoup plus, tant chaque détail est source de spoil. On y découvre au départ Jonas, jeune homme au sortir de l’adolescence épris de Martha, qui tente de comprendre le pourquoi du suicide de son père. Le fil qu’il dévide l’entraîne avec d’autres concitoyens sur le chemin d’une quête originelle et d’une lutte pour la survie de l’humanité face à l’apocalypse. Dark parle de mensonge, de bien, de mal, d’inceste, de vengeance, d’amour, de choix, de sacrifice… Rien de moins que des sujets intemporels, chers aux mythes et tragédies grecs. Sous un vernis de science-fiction, Jonas et Martha dissimulent les Sisyphe et Antigone des temps modernes, aussi bien que la figure à double visage d’une humanité schizophrène qui chercherait à échapper à son destin en même temps qu’elle aurait conscience que cela lui est impossible. C’est de l’inscription de ces questions universelles dans un fantasme plus récent comme celui du voyage dans le temps que le scénario tire sa force et son originalité, autant que de l’inextricable réseau de liens qu’il tisse avec maestria au sein de l’action et des personnages.
Dark impressionne autant par sa construction en cascade de dominos que par l’enchevêtrement des thèmes et références qui l’irriguent. Ici, impossible de dresser une liste exhaustive des emprunts aux grands textes fondateurs. Dans une absolue désinvolture, tout ou presque est passé à la moulinette, de la bible, à l’Odyssée d’Ulysse aux mythes d’Ariane, d’Œdipe, de Jonas, de la caverne de Platon... Dans une veine plus contemporaine défilent en vrac Matrix, Stephen King, H.G Wells, Twin Peaks, Retour vers le futur… Des citations aux symboles il n’y a qu’un pas, et là aussi les auteurs, dont la scénariste Jantje Friese et le réalisateur Baran bo Odar, font feu de tout bois : omniprésence du chiffre 3 (3 saisons, Triquetra, trio Claudia/Adam/Eva, les 3 inconnus, les 3 mondes, le cycle de 33 ans), métaphore des ponts et carrefours, symbolique de l’eau, du cercle (médaillons, sphères en tout genre). Inclure de l’humour dans ce dédale baigné de mélancolie n’était pas gagné d’avance. Pourtant là encore, ça passe comme une lettre à la poste, dans un jeu d’opposition de registres permanent entre le païen et l’orthodoxe, le superflu et le grave, le populaire et le savant. Certes, le procédé reste homéopathique mais laisse respirer l’ensemble avec habileté.
La réussite de la série ne serait pas au rendez-vous sans une forme esthétique à la hauteur du propos. En cela, les décors de Stephen Hauck sont non seulement remarquables, mais constituent d’authentiques repères scénaristiques. Des champs de ruines aux façades des bâtiments, en passant par les abords des grottes ou la salle de la confrérie, chaque lieu, sublimé par la photographie de Nikolaus Summerer, ancre la narration dans ses multiples temporalités. L’habillage sonore de Ben Frost densifie l’ensemble. Une bande originale additionnelle est, quant à elle, l’objet d’une illustration ponctuelle très choisie. Entre une pop FM des années 80 et une plus actuelle, plus sombre et plus intimiste, elle devient une marque de fabrique de la série lorsqu’elle joue le rôle d’un cœur antique, rythmant une séquence récurrente cinq minutes avant la fin de chaque épisode, dans une manière d’état des lieux et de pré-générique de fin, en symétrie avec le générique de début et ses images en effet miroir. Ce dernier entre en résonance et prend tout son sens avec la dernière saison, qui dès lors, avec la saison 1 réalise en terme mathématique une symétrie centrale centrée sur la saison 2, de celle qui transforme deux figures en images l’une de l’autre. Rien dans Dark n’est laissé au hasard. Les auteurs pousseront le vice jusqu’à confondre les dates de sortie des deuxième et troisième saisons avec leur première journée respective.
Baran bo Odar maîtrise une réalisation au cordeau et capte avec justesse l’expression des comédiens dans toute la gamme de nuances exigées par leur(s) rôle(s). Côté casting, on reste sidéré par la prouesse de sa directice Simone Bär dont le travail admirable contribue au succès global. L’emploi d’acteurs différents pour incarner un même personnage à de multiples époques de sa vie s’avère d’une part une réussite bluffante de crédibilité, d’autre part met à l’épreuve les talents de physionomiste du spectateur et l’engage même à reconstituer des chaînons manquants du scénario. Enfin, les comédiens font preuve de réelles performances, révélant un ballet de caractères ciselés à souhait derrière leur apparence banale et familière. Louis Hofmann (Les Oubliés, Red Sparrow) obtient du reste un prix d’interprétation en 2018 pour le rôle de Jonas Kahnwald.
Pour peu qu’on ait accès à Netflix et qu’on soit prêt à sacrifier une ou deux journées de sa vie (plus ou moins quelques connexions neuronales), les 26 fois une heure environ de Dark devraient ravir les amateurs de paradoxes qui ont connu leurs premières boums avec Nena, les feues terminales A2 Allemand 1ère langue option Grec, les collapsologues fans de Dead or Alive et les accros aux barres chocolatées Raiders en mal de Rubik’s Cube. Mais que tous les autres se méfient, le charme risque aussi d’opérer très fort. Aucune erreur dans la matrice.
M.V.
EN BREF
titre original : Dark
distribution : Louis Hofmann, Lisa Vicari, Oliver Masucci, Jördis Triebel, Karoline Einchhorn, Mark Waschke...
pays d'origine : Allemagne
budget : N.C.
année de production : 2017 - 2019 - 2020 (SVoD - Netflix)
date de sortie française : Saison 1 : 1 décembre 2017 - Saison 2 : 21 juin 2019 - Saison 3 : 27 juin 2020
durée : 26 heures
adrénomètre : ♠
note globale : 5/5
† EXORCISME †
▲ Lumière
▲ Scénario
▲ Casting
- DÉMYSTIFICATION -
▼ Complexité
▼ Peu effrayant
▼ Uniquement sur Netflix
LE FLIP
Ligoté à une chaise à torture par un prêtre qui susurre que Dieu vous a élu...
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