THE LIGHTHOUSE (2019) de Robert Eggers [Critique]

Évaluation du dossier : 4.5/5 []

L'histoire hypnotique et hallucinatoire de deux gardiens de phare sur une île mystérieuse et reculée de Nouvelle-Angleterre dans les années 1890.


Quatre ans après son éblouissant The Witch, Robert Eggers persiste dans l’exploration des failles de l’esprit humain, de ses mécanismes d’adaptation et de survie en milieu hostile, et de la perte d’identité. Totalement hors genres, The Lighthouse ne s’avère pourtant pas moins qu’un brillant hommage à la littérature et au cinéma fantastique.

Coécrit par Robert Eggers et son frère Max, The Lighthouse s’inspire à la fois d’un drame survenu en Nouvelle-Angleterre à la fin du 18e siècle, d’une ébauche de nouvelle d’Edgar Allan Poe, de récits d’Herman Melville et de Sarah Orne Jewett et joue avec l’univers lovecraftien et toute l’imagerie des contes, mythes et légendes de la mer. À la fin du 19e siècle, deux hommes débarquent sur un rocher perdu dans la brume au large des côtes, fréquenté tout au plus par quelques mouettes égarées, pour garder un phare pendant quatre semaines. On suit l’histoire du point de vue du plus jeune et inexpérimenté des deux gardiens, Ephraim Winslow, interprété par Robert Pattinson (Cosmopolis, The Batman). On découvre avec lui le phare nimbé de fantasmagories exacerbées par un climat extrême, et surtout son coéquipier Thomas Wake, interprété par Willem Dafoe (La Dernière Tentation du Christ, eXistenZ, Nymphomaniac), qui s’érige en maître des lieux despote, caricature assumée du vieux loup de mer. Un face à face inévitable s’engage et on comprend très vite qu’on ne va pas assister au duo de comiques du siècle.


Le noir et blanc très travaillé de Jarin Blaschke, déjà directeur de la photographie sur The Witch, associé au format 4/3 de l’image et à un cadrage serré, pose l’ambiance fantastique et accentue le rapport conflictuel, la sensation d’oppression et la promiscuité imposée aux deux hommes. La tension s’installe d’emblée. Le scénario s’applique alors à la laisser monter dans une manière de spirale, en résonance avec l’escalier menant à la lanterne du phare, en alternant les moments de solitude d’Ephraim, souffre-douleur de Wake acculé aux tâches ingrates, les repas en tête-à-tête rythmés de dialogues ciselés, et les déclamations grandiloquentes alimentées par la gnôle de rigueur. Cette boucle infernale va alors crescendo. La pression subie par Ephraim prend au fur et à mesure la forme de mauvais rêves, puis de visions cauchemardesques, jusqu’à la perte de repères identitaires et temporels, alors que Wake, calfeutré au sommet de "son" phare toutes les nuits, semble s’adonner à quelque rituel occulte monstrueux. Au fil de cette réaction en chaîne, dans des univers extérieur, intérieur et mentaux de plus en plus apocalyptiques, mensonges, hallucinations et délires prennent le pas tour à tour, sans pour autant perdre le spectateur. Cette escalade ne se solutionnera qu’avec l’assouvissement de l’obsession d’Ephraim de déceler le présumé secret de Wake tapi au sommet du phare ; à cet instant, l’édifice maritime jusqu’ici perçu comme une présence sourde s’affirme définitivement comme une entité, voire comme le personnage central, et ouvre, s’il était besoin, encore plus grand les portes à une multitude d’interprétations.


En plus de reprendre les classiques de la littérature du genre, Robert Eggers ne se prive pas de citations cinématographiques et s’amuse même de ces références, à l’image d’Ephraim qui se moque de Wake avec ses airs de "capitaine Achab". Il convoque pêle-mêle Les Oiseaux d’Hitchcock, Moby Dick de John Huston et surtout Shining de Kubrick dont le score, par ailleurs, semble également avoir inspiré celui de The Lighthouse. À cet égard, on retrouve aux commandes de la bande originale Mark Korven, déjà à l’œuvre sur The Witch. Associé au sound designer Damian Volpe (It Comes at Night), il signe une bande-son magistrale, toute en drones, grondements et sons continus. Enregistrements de terrain, sons et partition sont si étroitement imbriqués qu’ils en deviennent indissociables et imprègnent l’image, les personnages et les spectateurs. Cette empreinte sonore participe également de l’identité du phare, comme l’écho de sa menace, fantasmée ou réelle, à travers l’usage régulier de sa corne de brume à vapeur ou du vacarme de la machinerie industrielle nécessaire à son fonctionnement.


Avec Willem Dafoe et Robert Pattinson au casting, on pouvait s’attendre à un tandem explosif. On l’a. Pattinson incarne un Ephraim Winslow qui lorgne du côté de Jack Torrance, l’écrivain dément de Shining. Dafoe sème le trouble chez son jeune collègue comme chez le spectateur en alternant les registres. Les rapports des deux personnages oscillent entre maître/esclave, père/fils, amis ou amants, sans problème de crédibilité, le scénario incluant même, à la manière de Gerry du réalisateur Gus Van Sant, jusqu’à l’hypothèse d’une seule et unique personne.


Auréolé du prix de la critique internationale à l’occasion de sa sélection à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes en 2019 et du prix du jury du festival de Deauville cette même année, Robert Eggers et The Lighthouse commençaient à se faire désirer du grand public, avec toujours au tournant, dans ces moments d’attente et de promesse, le risque de la déception. Ce ne sera pas pour cette fois, loin de là, ne serait-ce seulement que parce que le film préfigure en lui-même un genre nouveau, à la croisée de bien des codes. On ressort en effet de la projection sans savoir si l’on vient de se prendre en pleine poire une simple tragédie, un survival, un film fantastique ou un thriller. Robert Eggers jouait déjà de ces ambiguïtés avec The Witch, laissant planer le doute mais trouvant une issue dans la séquence finale. The Lighthouse, quant à lui, ne tranche pas, mais là n’est pas la question. Le film va au-delà de l’idée de fin ouverte et du sentiment de frustration plus ou moins associé. C’est toute sa singularité.
M.V.



EN BREF
titre original : The Lighthouse
distribution : Willem Dafoe, Robert Pattinson
pays d'origine : Canada / États-Unis
budget : 4 000 000 $
année de production : 2019
date de sortie française : 18 décembre 2019
durée : 109 minutes
adrénomètre : ♠
note globale : 4.5/5

† EXORCISME †
▲ Réalisation
▲ Photographie
▲ Bande-son

- DÉMYSTIFICATION -
▼ Peu effrayant
▼ Quelques longueurs
▼ Montage parfois étouffant

LE FLIP
Une petite séance vaudou tout nu en pleine lumière.

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