[Critique] LA NUIT DU CHASSEUR (1955/1956) de Charles Laughton

Évaluation du dossier : 5/5 []
Dans une Amérique rurale rongée par la Grande Dépression, un faux prêcheur épouse et assassine des veuves pour leur argent. Lors d'un séjour en prison, il apprend que Ben Harper, son compagnon de cellule condamné à mort, cache un magot de 10 000 dollars. Relâché, il se lance à la poursuite de Willa Harper et ses deux enfants, John et Pearl, qui ont promis de conserver le secret...

Il est des œuvres qui nécessitent un peu de temps avant de bénéficier de la bienveillance du public et de la critique.
Aujourd’hui encore, régulièrement, des films sont matraqués injustement et doivent prendre leur mal en patience avant de bénéficier enfin de la reconnaissance tant méritée. Aussi étonnant que cela puisse paraître, La Nuit du chasseur de Charles Laughton, adapté du roman homonyme de Davis Grubb, est de ceux-là.

La raison de son insuccès, à sa sortie, au tout milieu des années 50, est en fait multiple, mais elle est essentiellement liée au patchwork d'influences et de genres qui constituent l'oeuvre. Ainsi, empruntant beaucoup au cinéma muet et à l'imagerie expressionniste, elle oscille entre drame social, thriller, conte de noël, humour noir, home invasion ou encore film noir. Le résultat est forcément inhabituel, voire inattendu, surtout pour l'époque. D'autant que le métrage, jouant de la parabole, met ouvertement en garde contre la parole des évangélistes, dont Laughton dénonce le pouvoir quasi sectaire, tout en prenant position contre le maccarthysme, voué à abuser de la crédulité des gens sous de faux prétexte philanthropes.


Mais le plus fascinant demeure son sous-texte psychanalytique. Présenté sous forme de conte, où l'onirique est souvent convoqué, le métrage entretien une impression permanente d'entre-deux, de rêve éveillé. Un parti pris logique puisque La Nuit du chasseur est essentiellement vu au travers du prisme de l'enfance, et principalement de son jeune héros, John Harper, qui flaire rapidement le diable chez le prêcheur, le loup parmi les brebis et un vautour qui attend son heure alors que la Grande Dépression répand chômage, misère et famine sur le territoire nord-américain. Du coup, la vieille Rachel Cooper fait figure de bouffée d'oxygène, d'espoir, dans ce monde uniquement peuplé d'adultes défaillants. Charles Laughton, qui aime tromper son public, la présente d'abord de manière assez effrayante -le point de vue de l'enfance prime une nouvelle fois ici- alors qu'elle s'avère, au final, le parfait négatif de Preacher, le monstre incarné par Robert Mitchum. Alors que ce dernier illustre le mal à l'état pur, le personnage interprété par l'inoubliable Lilian Gish incarne l'amour, dans une forme tout aussi absolue. 

Le chef-d’œuvre de Laughton s'articule également autour du poids du mensonge et de son prix. Un thème qui atteint son paroxysme lors d'une scène finale poignante, résonnant volontairement avec l'un des moments-clés situé au début du film. S'il pourrait illustrer en filigrane la culpabilité des enfants, Preacher évoque surtout une sorte de châtiment divin face à leur mensonge. L'argent n'a pas meilleur rôle puisqu'il corrompt les âmes, pire, devient, associé au mensonge, une arme létal qui sème la mort dans son sillage.


D'un point de vue esthétique, on retrouve dans La Nuit du chasseur un noir et blanc assez inattendu à une époque où la couleur envahit les salles de cinéma. La réalisation est précise et inspirée, mêlant incrustations, interventions de narrateur, jeu sur les profondeurs de champ, composition de plans en studio, jeux d'ombre... La lumière est d'ailleurs très contrastée, développant une esthétique qui rappelle immanquablement le travail de Dreyer ou Griffith. Pour, au final, imprimer une multitude d'images fortes, desquelles se dégage constamment une poésie angoissante, comme la scène du pêcheur et sa macabre découverte ou lors de la fuite des enfants en barque.  

Niveau casting, on reste dans la légende. À commencer par Robert Mitchum (Les Nerfs à vif, La Rivière sans retour), qui incarne ce vautour effrayant et illuminé de Harry Powell, faux prêcheur, voleur et assassin. Shelley Winters (La Locataire, L'Aventure du Poséidon, Lolita) hérite, quant à elle, du rôle de la mère fragilisée, qui, sous le joug de Preacher, va sombrer dans l'hystérie religieuse. Peter Grave, futur star de la série Mission Impossible, ou de la comédie Y a-t-il un pilote dans l'avion ?, interprète le misérable Ben Harper et la légendaire Lilian Gish, l'une des plus grandes stars du muet, incarne Rachel Cooper, la seule figure adulte responsable qui apporte un peu de lumière à cette sombre histoire. Sans oublier les enfants, à commencer par la petite Sally Jane Bruce, dont les critères de sélection sont pour le moins étonnants puisque tout chez elle, "sa figure de poupée en porcelaine, son regard fixe, ses inflexions en dents de scie, sa voix nasillarde..." répugnait Charles Laughton. Parfaite dans son rôle, la petite Sally ne fera toutefois pas carrière sous le feu des projecteurs. Même trajectoire pour le jeune prodige Billy Chapin, dont l'arrêt subit de la carrière cinématographique constitue un grand mystère. Il devient très discret à la toute fin des années 50 et tire un trait définitif sur sa vie publique, comme s'il perpétuait le secret précieusement gardé par son personnage dans La Nuit du chasseur. S'il sera bien présent lors de la présentation du montage de rushes à l'UCLA en 2002, il choisira de rester dans l'ombre.



Unique en son genre, La Nuit du chasseur est, et restera, un premier (et dernier) film brillant et inspiré, hors du temps et des modes. Innovant, tout en se revendiquant d'un certain classicisme esthétique, il n'aura malheureusement pas trouvé un public suffisamment compréhensif à l'époque de sa sortie, stoppant nette la carrière de réalisateur, pourtant prometteuse, de l'acteur Charles Laughton. Il décèdera 7 ans plus tard d'un cancer du rein.

L'éditeur Wild Side lui rend hommage en ressortant le 4 septembre dernier, son édition Blu-ray numérotée parue en 2012, dans un nouvel écrin et sans le CD audio, sur lequel Laughton raconte le film aux enfants. Cependant, à un prix désormais plus abordable (les derniers exemplaires du premier coffret ont fini entre les mains des spéculateurs), cette nouvelle version inclut le reste des bonus, souvent fascinants tels la promo télé d'époque et particulièrement lors du Ed Sullivan Show alors que les acteurs interprètent en direct des scènes du film. Le passionné trouvera un nombre incalculable de rushes de tournage, incluses dans un documentaire de 2h40, sans compter des entretiens avec les deux fortes têtes que sont Robert Mitchum et le directeur photo, Stanley Cortez. Sans oublier les incontournables bandes annonces et un précieux livre de 200 pages rempli de témoignages, anecdotes, d'affiches de croquis et de photos de tournage. Un objet indispensable pour tout fan de cette œuvre devenue aujourd'hui totalement culte.
N.F.T.

EN BREF
titre original : The Night of the Hunter
pays d'origine : États-Unis
année de production : 1955
date de sortie française : 11 mai 1956
durée : 93 minutes
adrénomètre : ♠
note globale : 5/5

† HANTISE
▲ Réalisation brillante et inspirée
▲ Le casting
▲ Pur classique

 -  DÉMYSTIFICATION -
▼ L'accueil minable à sa sortie
▼ Trop avant-gardiste pour son époque
▼ Univers hermétique

LE FLIP 
Un pêcheur fait une découverte macabre au fond d'un lac...

LIRE AUSSI
Shining
La Maison du diable
Rendez-vous avec la peur




Commentaires

  1. Bonjour, j'ai trouvé bien que le coffret à un prix abordable soit réédité. L'édition de 2012 est encore en vente à des prix pharaoniques (sans fondement). Par ailleurs, j'ai le CD audio depuis quelques années. En revanche, je suis frustrée car les bonus intéressants sont sur le Blu-Ray et moi je n'ai qu'un lecteur DVD. Je vais encore attendre avant de voir le documentaire de 2H40. Bonne après-midi.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

En cours de lecture